Anthropologie des espaces lisières
par Pascal Beausse
Tout d’abord, Anne‑Lise Seusse observe le monde d’en haut. Elle repère très précisément des portions de territoires à l’aide de Google Earth, cet outil de maîtrise visuelle de l’espace terrestre offrant un regard omniscient sur la planète depuis l’écran de son ordinateur personnel. Curiosité et vérification d’intuitions la mènent vers un type particulier de non‑lieux, situés en‑dehors des villes, à leur périphérie toutefois, entre la forêt et la route, dans l’extension de ces espaces entre‑deux que les urbanistes ont appelés des Edge Cities, ou villes‑lisières. Les traces de l’urbanisation sont parfois encore présentes dans l’image : la route, des habitations ou les fanions d’un magasin de grande surface se devinent, mais on est déjà passé de l’autre côté.
Dans une zone d’aventures, soigneusement balisée — c’est l’espace des loisirs, généré par la société occidentale et son organisation du temps libre. Dans une zone d’activité située — c’est l’espace du travail, celui qui consiste à « aménager » le territoire. Endossant le rôle de l’artiste comme anthropologue, exploratrice de lieux‑limites, enquêteuse sur des citoyens au‑dessus de tout soupçon, Anne‑Lise Seusse investit, analyse et décrit à l’aide du médium photographique des portions d’espaces requalifiés par des activités humaines spécifiques. Sa méthode est progressive et l’amène à faire la connaissance des individus agissant dans ces lieux. Elle isole un personnage emblématique du groupe et concentre son attention sur les détails signifiants qui manifestent une requalification de l’espace. À quelques kilomètres de la grande ville, se regroupent des pratiquants du motocross, du ball‑trap, du 4x4, ou encore des freeriders . Les sites qu’ils investissent sont dotés d’une nouvelle identité visuelle, générée par les conséquences de leurs activités qui parfois s’y entrecroisent.
La présence de la chambre photographique sur trépied de l’artiste provoque la rencontre et le dialogue, qui lui permettent une collaboration avec les sujets portraiturés. Ses images sont ainsi réalisées dans une intelligence de la relation, en symbiose, dans une intégration progressive de la photographe au groupe qu’elle approche. Ces tribus regroupées par une activité développent des cérémoniaux, des rituels, qui les conduisent à resacraliser les espaces qu’ils utilisent. Creuser des trous dans la terre pour les pratiquer ensuite enVTT. Créer des rampes de planches de bois, qui prennent une valeur sculpturale lorsqu’ils sont photographiés en‑dehors de leur utilisation. Il y a ici une proximité avec les Monuments of Passaic de Robert Smithson, dans cette façon de décrire un espace à travers les traces et agencements créés par l’homme, redéfinissant une réalité territoriale intrinsèque, qui permettent à l’artiste une lecture à la fois analytique et poétique.
Les ensembles de photographies décrivant chacun de ces lieux sont soigneusement assemblés en polyptyques compacts, qui ne prétendent pas proposer une description intégrale mais choisissent bien plutôt une composition musicale, constituée d’un rythme et de tonalités, d’un système d’échos autorisant un changement d’échelle dans le regard porté. D’espaces sans qualités, ils se transforment en lieux ouverts à l’imaginaire de ceux qui les pratiquent. Le champ de tir de ball‑trap est doté d’une valeur picturale par les conséquences mêmes de cette activité : recouvert de fragments d’argile rouge, il devient dans les photographies d’Anne‑Lise Seusse un tableau animé de vibrations colorées. Le tableau du paysage entropique engendré par l’activité humaine.