A la marge du temps
par Pedro Morais
Plutôt que créer des racines, les cultures vivantes voyagent et se transforment.
Prenons l’exemple du mouvement rastafari : il se développe dès les années 1930 en Jamaïque à partir d’une projection sur l’Éthiopie, le seul État africain ayant résisté à la colonisation.
Devenue la terre symbole de l’union africaine, plusieurs mentors de la cause noire prônent un retour vers cette« terre promise », celle d’un panafricanisme d’avant le déracinement tragique de l’esclavage – l’un des célèbres militants, le jamaïcain Marcus Garvey émigre en 1916 vers Harlem où il diffusera cette odyssée d’un retour, tandis qu’à la fin des années 1960, la musique reggae (résultant d’un syncrétisme entre le R & B américain et le ska jamaïcain), jouée par les rudeboys des ghettos de Kingston, se chargera de diffuser son message politique dans le sound system global.
Le dernier numéro de l’excellente revue Volumes ! (sous la direction de Thomas Vendryes) est consacrée à ce phénomène, dans l’héritage de l’analyse du sociologue Dick Hebdige (auteur de Sous-Culture,le sens du style ) au sein d’un ouvrage collectif phare des «Cultural Studies » (coordonné par le sociologue d’origine jamaïcaine Stuart Hall): Resistance through rituals (Résistance à travers des rituels) publié en 1993.
C’est une lecture qui a marqué Anne-Lise Seusse dans sa manière d’observer la construction sociale des identités à l’intérieur d’un jeu d’appropriations, distorsions et rapports de force avec la culture dominante.
Le désarroi de certains groupes sociaux devient parfois un moteur de rituels avec une capacité d’inversion et de résistance symbolique.
« En Afrique du Sud, j’observais la culture vinicole des huguenots français, quand j’ai croisé sur la route les ouvriers agricoles noirs rentrant chez eux à pied. C’est une communauté liée à la culture rastafari et leurs dreadlocks sont une défiance à la culture coloniale. Ils m’ont emmené dans leur jardin partagé de Franschhoek où ils cultivent des plantes médicinales. Leurs gestes ne sont plus soumis au travail dans les plantations avoisinantes, et les mêmes fils de fer barbelé qui servent à clôturer les espaces alentour deviennent ici des éléments décoratifs artisanaux », raconte l’artiste.
Peut-il exister un temps « libre » hors du conditionnement psychologique du travail ?
Les photographies et vidéos d’Anne-Lise Seusse s’intéressent à ces zones improductives où se dévoile un inconscient collectif confronté à la mémoire des lieux.
« À Montréal, dans le même parc où s’est jouée la conquête territoriale des Français, il m’est apparue une étrange vision : une foule de gens en armures bricolées se bat contre un ennemi invisible. Ce sont des batailles inspirées des jeux vidéo qui réunissent chaque dimanche des jeunes précaires, sans beaucoup de liens sociaux. En les rencontrant, j’ai décidé d’introduire dans ma vidéo des passages du traité de stratégie militaire De la Guerre de Von Clausewitz (1832), quand il parle des moments d’attente, à l’image de ces vies suspendues », évoque l’artiste.
Pour une autre série photographique, ce seront des pratiquants de motocross qui creusent des vallées sur les terrains vagues entourant un hôpital psychiatrique de la banlieue de Grenoble, avec des tenues pouvant évoquer des armures médiévales.
Ayant elle-même vécu dans une agglomération de la périphérie de Lyon, entre ville et forêt, avant de fréquenter l’école d’art de cette ville, Anne-Lise Seusse porte une attention particulière à ces lieux-lisière, propices aux rituels gratuits ou marginaux de tribus d’un nouveau genre : des zones de non droit installées paradoxalement autour de structures de contrôle (asiles, prisons).
« À proximité d’une zone militaire, j’ai rencontré un groupe de retraités qui jouent au ball-trap dans un paysage de western, recouvrant le sol de cartouches et d’éclats d’argile rouge qui lui donnent une qualité picturale. L’imaginaire de ces communautés n’échappe pas à une forme de violence (le tir, les jeux de guerre) », constate l’artiste.
« À l’autre bout du spectre, je me suis intéressée à Pascal, qui vit comme un ermite bouddhiste dans une caborne qu’il a construit au Mont Verdun, près de Lyon.
Son habitat est une cabine de vision et je l’utilise comme une camera obscura pour enregistrer son environnement lumineux. La caborne devient l’oeil d’un cyclope, avec une dimension hallucinatoire que j’explore aussi dans mes photos de plantes flashées la nuit dans des jardins partagés. Un peuple de la nuit installé comme Pascal aux portes de l’obscurité, sur une frontière urbaine où les étoiles et les lucioles sont à nouveau visibles », conclut-elle.